Je suis le passage
Récit personnel sur ma quête identitaire.
Je termine une formation, puis une autre le mois prochain.
Le bilan ? S’instruire fait du bien. Pour découvrir de nouveaux territoires de pensée, élargir les angles morts de mes certitudes, et garantir à mon cerveau une forme de longévité joyeuse (la mort me terrifie), celle qu’on offre aux choses qu’on entretient avec soin.
Tout au long de cette phase d’instruction, j’ai réalisé que je naviguais, depuis toujours, entre plusieurs mondes, avec plus ou moins d’aisance selon les circonstances.
Mon père, lui, avait franchi la frontière, question de survie : fils de paysans illettrés devenu médecin, intellectuel et diplomate. Il appartenait à cette génération pour qui la réussite sociale passait par la rupture, avec son milieu d’origine, son accent, le manque de sa famille, avec la honte parfois d’être différent des autres hommes sur le banc de la fac. Amoureux d’une femme française, cultivée et blanche.
Moi, j’ai grandi du bon côté de la frontière : dans un appartement moderne du 13e arrondissement, entourée de ma famille, de livres et d’une certaine simplicité. Sans le savoir, j’ai pourtant hérité de cette tension, celle du transclasse qui, même installé, continue à regarder d’où il vient et où il va, comme si l’équilibre était toujours provisoire, ou une démonstration à renouveler.
Cette double appartenance, longtemps, je l’ai vécue comme une faille : trop française pour les uns, trop métisse pour les autres, trop « intello » pour les uns, pas assez pour les autres ; trop sensible pour le monde des affaires, trop pragmatique pour celui des idées. J’avais cette impression d’être sans cesse en traduction simultanée, obligée de passer du langage des émotions à celui des chiffres, du capital au care, du sensible au stratégique.
J’ai compris cette dernière année, que ce tiraillement n’était pas une faiblesse. Je la considère aujourd’hui comme l’une de mes compétences rares, celle de savoir circuler entre les codes, les milieux, les imaginaires. Je vous fais cadeau de tout le parcours qu’il m’a fallu réaliser pour déconstruire ce schéma. Cela m’a pris des dizaines d’années.
Peut-être que ma génération, que j’ai envie de baptiser “les héritiers conscients mais pas dupes” (les enfants de l’ascension sociale qui n’ont plus rien à prouver mais tout à réparer) incarne cette forme nouvelle de transfuge apaisé. (C’est moche et j’en suis navrée, mais je n’ai rien trouvé d’autre pour définir cet objet social).
Nous n’avons plus besoin de renier nos mondes pour en traverser d’autres.
Quand je me relis, j’ai envie de pleurer tellement cela dit quelque chose de notre vécu. Nous avons le droit de faire coexister la complexité : à aimer le beau sans mépriser le simple, à parler d’impact sans céder à l’ego, à comprendre le luxe tout en valorisant la sobriété.
La philosophe Vinciane Despret écrit dans Habiter en oiseau (2019) :
« Comprendre, ce n’est pas expliquer, c’est apprendre à être attentif à ce qui fait bouger. »
Et dans plusieurs de ses conférences, elle reformule l’idée selon laquelle comprendre suppose d’apprendre à être affecté autrement. Pas pour dominer ou interpréter, mais pour se laisser instruire par ce qui nous échappe.
Peut-être que cette idée résume ce que j’expérimente : comprendre le monde, c’est accepter d’être parcourue, augmentée, voire bouleversée par mes contradictions, de les laisser m’affecter sans m’y dissoudre.
Je me sens plutôt comme une transfuge du présent. Non plus celle qui s’arrache à un milieu, mais celle qui relie les mondes sans avoir à se renier, qui fait de ses frontières des lieux d’écoute, de dialogue, d’intelligence vivante. Peut-être est ce là que se loge ma liberté.
Je ne suis pas entre deux mondes, je suis le passage.



Magnifique
Un réel plaisir de te lire 💫
Tes textes sont toujours très documentés, réfléchis , profonds, être le passage…. Merci!
j’aime bp Vinciane despret , je termine son livre « au bonheur des morts , récits de ceux qui restent » c’est un autre sujet…