Est-ce la fin des grands récits éducatifs ?
Éduquer sans GPS : chronique d’une mère en territoire mouvant aux repères perdus.
Il fut un temps, pas si lointain, et pourtant déjà étrangement révolu, où l’éducation de ma fille semblait s’appuyer sur une architecture de valeurs relativement claire, limite universelle. Je me voyais lui transmettre l’idée d’un progrès continu, d’une ascension possible si tant est qu’elle en acceptait les règles : le mérite, l’effort, la patience, la discipline. Elle allait à l’école publique, sorte de bastion aux épaules de sanctuaire laïque et garant d’une certaine justice sociale. La plupart des métiers avaient un avenir, les diplômes une valeur, et ma fille encouragée à prendre sa place dans un monde qu’on supposait relativement stable. En tout cas, lisible.
Je ne vous spoilerai pas si je vous dis qu’aujourd’hui, ces piliers s’effondrent, l’un après l’autre, silencieusement mais durablement. Le mérite est questionné et confronté à la quête de célébrité, l’effort semble parfois vain si l’ascenseur social reste à quai. Quant au progrès, il n’est plus synonyme de mieux, il inquiète autant qu’il fascine. Si l’avenir professionnel est incertain, voire absurde à certains égards, même l’école ne fait plus consensus. "Réussite", "Avenir", "Valeur" s’effilochent. Nos enfants grandissent désormais dans une constellation mouvante, dans laquelle il est difficile de distinguer un cap. Plus qu’une crise éducative ou même une mutation générationnelle, nous vivons un basculement de notre civilisation.
Cette idée de bascule, lente et profonde si vous ne la vivez pas, vous ou votre enfant, vous en avez entendu parler autour de vous ou au journal télévisé. Ce que l’on nomme parfois "épuisement parental", "surcharge mentale", ou "crise d’autorité" est devenu le symptôme d’un vertige plus ancien, plus enfoui : éduquer dans un monde où l’on ne sait plus très bien ce qu’il faut transmettre. Ce n’est ni de la négligence ni du désengagement. En fait, les grands récits collectifs sur lesquels reposaient nos principes d’éducation, religieux, républicains, ou technocratiques, sont en crise. Oui.
Des questions, je m’en pose chaque jour pour tenter de comprendre.
Qu’est ce qui mérite d’être valorisé ? Est ce que l’idée de transmission a encore du sens ? Devons-nous apprendre à nos enfants à s’adapter à tout, ou au contraire à résister à ce qui les aliène ? Faut-il les armer pour "réussir" ou les aider à se soustraire à une logique de performance qui abîme ? Faut-il encore croire à la méritocratie, alors même que l’ascenseur social semble en panne et les inégalités plus que jamais structurelles ? Vous le savez, vous ?
La philosophe Hannah Arendt s’en inquiétait dans La crise de la culture. Elle y rappelait que chaque génération représente une forme d’irruption du neuf dans un monde ancien, si bien que le rôle de l’éducation est de faire tenir ensemble ce choc entre passé et avenir. Seulement voilà : quelles sont nos options quand le passé ne tient plus, et que l’avenir ne promet rien de stable ? Que la religion, le progrès, la croissance et même l’État vacillent ? Hein ?
Le sociologue Zygmunt Bauman parlait, lui, de modernité liquide : une époque où plus rien ne semble solide, où les identités, les engagements, les repères se dissolvent. Une fluidité qui produit aussi un malaise, un sentiment diffus de désorientation, particulièrement palpable chez les jeunes générations. Et chez nous, les adultes. Parce que dans ce monde désormais sans socle, l’adulte ne transmet plus des certitudes : il accompagne des mutations. Il ne peut plus dire : "je sais", mais seulement : "je suis là, avec toi, face au brouillard et on verra bien". Et il fait comme il peut, d’ailleurs, parfois il s’accroche à l’ancien monde vertical et sachant, mais guess what : ça ne fonctionne plus. Moralité : rupture des conversations au petit déjeuner. Les jeunes comme les adultes ne se confrontent plus que pour régler des différents. Certains diront : rien de nouveau dans les relations parents enfants, ça s’appelle l’adolescence. Sauf que la jeunesse aujourd’hui, elle nous apprend des choses, parfois elle a un même un temps d’avance sur nous, elle est beaucoup plus autonome et informée que nous ne l’étions, et qu’elle a grandi plus vite que nous. Et puis, ne nous mentons pas : nous voyons le monde se fissurer, et nos grands principes avec. En tout cas, moi, oui.
Dans ce contexte, puis-je encore exercer une forme d’autorité structurante quand moi-même je ne crois plus aux récits reçus ? Quand mes propres repères se sont cassés la gueule ? J’oscille en permanence entre désir d’authenticité ("je ne veux pas mentir à ma fille") et besoin de fixer un cadre ("il faut bien lui donner des repères"). Heureusement, il me reste mes références, mes connaissances, ma culture, mon parcours d’enfant, d’ado et d’adultes, à partager.
Beaucoup d’adultes, en particulier nous les mères, se sentent pris entre deux feux : ne pas reproduire les injonctions du passé et celles d’une parentalité autoritaire et sans conversations, et tout à la fois craindre le vide laissé par l’absence de récit et de réponses. Notre autorité est devenue plus fragile, plus horizontale : elle doit se réinventer à chaque instant, faire des compromis, accompagner les mouvements de la société et d’une génération qui grandit dans cette époque chaotique.
Moi qui déteste ne pas savoir où je mets les pieds, j’apprends, et c’est douloureux, je ne vous le cache pas. J’apprends à habiter mes incertitudes avec… dignité. J’apprends à cacher mes questionnements. À ne plus trop anticiper. Je ne cherche pas à imposer un récit figé, mais j’essaie d’inventer une nouvelle capacité à naviguer dans la complexité, à penser le doute, à chercher du sens dans l’épars, et bizarrement, elle m’apprend, elle aussi, à naviguer en eaux troubles, sans doute plus confiante et naïve face à l’incertitude qui s’offre à nous. Cela demande de renoncer à certaines postures de maîtrise, de dominer moins et d’écouter plus, d’accompagner sans envahir, de partager nos points de vue parfois.
Cela me demande aussi du courage. Celui de ne pas céder à l’anxiété ou au malheur ou au pessimisme. Mais peut-être que notre époque appelle justement cette forme de courage : éduquer sans certitude, en multipliant les possibles, tout en gardant une certaine lucidité. L’équation est complexe.
Pourtant, je ne vois pas cela comme un renoncement, ni de l’abdication. C’est presque une manière de dire à ma fille :
"Je ne sais pas toujours, mais je suis avec toi."
Une manière de lui offrir non pas des réponses toutes faites, mais un compagnonnage vers l’avenir, sans se référer au passé. Quelque part, ça m’arrange, je vais pouvoir arrêter de lui dire “Quand j’étais jeune ou quand j’avais ton âge…” comme une vieille adulte de la génération X.
En fait, j’ai envie de croire que même sans ce récit commun ou privé de ce cap droit devant, j’ai cette chance : celle d’être sa mère, et de lui transmettre le sens du lien, du débat, de l’écoute et de la complexité. Elle en fera ce qu’elle voudra.
Pour aller plus loin :
Trois livres qui invitent à réfléchir sur le cadre existant et nos options.
Cynthia Fleury – Les Irremplaçables (Gallimard)
Pourquoi le lire ? Parce que Cynthia Fleury explore ce que signifie “être une personne” dans une société de plus en plus technicisée et fragmentée. Ce que cela implique alors dans notre manière d’élever les enfants : non pas comme des agents performants, mais comme des êtres uniques à protéger dans leur singularité. Une réflexion brillante sur la transmission des valeurs sans dogmatisme, sur l’éthique du soin, et sur la nécessité de restaurer le sens du commun dans un monde en perte de récits.
Bernard Lahire – Enfances de classe. De l'inégalité parmi les enfants (Seuil)
Pourquoi le lire ? Parce que son travail monumental montre à quel point les enfants n’évoluent pas dans un “monde égal” et que les récits éducatifs sont profondément liés à leur capital social, culturel et économique. Une plongée sociologique dans les réalités éducatives des familles françaises, qui interroge nos représentations sur ce que l’on transmet, à qui, et avec quels effets différenciés.
Clémentine Beauvais – Âge tendre (Éditions Sarbacane)
Pourquoi le lire ? Parce que c’est un roman drôle et subtil qui parle d’histoire collective, de construction personnelle et d’incertitudes adolescentes, tout en interrogeant avec finesse le poids (et parfois le vide) des grands récits. C’est l’histoire d’un ado envoyé en "service civique mémoriel" dans une maison de retraite reconstituée façon années 1960. L’autrice décrypte ce que signifie hériter d’un passé qu’on ne comprend pas toujours, se construire sans certitudes, et chercher sa place dans un monde déboussolé.
Destiné aux ados, il peut plaire aux adultes qui portent un intérêt aux liens intergénérationnels, aux non-dits familiaux et à la question de ce qu’on transmet… même sans le vouloir.
Bonne lecture !
L'erreur de l'éducation telle qu'elle a été transmise était de croire que le futur était prévisible en fonction d'un présent qui serait constant; Accepter que les choses soient mouvantes et changeantes, c'est déjà mettre un peu de souplesse dans le programme. Pour autant chacun peut avoir des valeurs, et les valeurs que l'enfant découvre ne sont pas forcément celles des parents et les valeurs d'un moment peuvent devenir obsolètes à un autre moment. Aider l'enfant à expérimenter ses propres valeurs, les faire siennes, les valoriser et l'aider à les défendre tout en acceptant les différences.
Remettre en cause des concepts qui nous ont été présentés comme des valeurs mais qui sont en fait des pièges enfermant,n'est pas un luxe par exemple la méritocratie : sorte de four tout qui n'est en fait qu'une façon déguisée des angoisses des parents et de leur projection sur la réussite (mais qu'est-ce que réussir sa vie ?). Autrement dit chaque parent doit se poser la question de ses propres valeurs pour en donner l'exemple.
Coucou
Toujours intéressants tes textes!!
La période que j’ai trouvée la plus difficile en tant que parent c’est la période dite de l’orientation! Fin de troisième … et puis fin de lycee. C’est tellement difficile de donner des conseils de dire oui c’est chouette ce que tu choisis ou bien fais attention à, pense à… parce qu’en fait nous n’en savons à peu près rien. Quels seront les nouveaux métiers? Et surtout quelle sera la place du travail? On voit bien que nos jeunes adultes, refusent que le travail prenne toute la place, se posent des tas de questions sur le sens que leur métier peut avoir, des jeunes qui sortent d’une formation d’ingénieur se réorientent pour être boulangers, ébénistes, ou tout juste diplômés orthophonistes envisagent de faire des études de graphisme, ( amis de nos enfants et nos enfants) ce ne sont pas des « erreurs d’orientation » ce sont des choix de vie qui mûrissent. Et leurs vies seront sans doute très différentes de la nôtre. Ce qu’ils nous demandent en tant que parents je pense que c’est aussi de leur faire confiance.
Ce qui est sûr c’est que j’ai plus de questions que de réponses!
Bonne soirée!
Je trouve le moment pré ado fascinant, ce va et vient déconcertant entre le encore petit et le dejà grand.
Enfin bref
Je n’en sais rien….